Pierre Audat Itamar Krauss
©Gaston Bergeret
En 2021, les fusions-acquisitions (fusac) ont représenté dans le monde 1800 milliards d’euros. S’il ne fallait retenir qu’une opération de cette fin d’année florissante, ce serait sans aucun doute la réunion de l’Atelier Krauss et Pierre Audat & Associés. Une fusac horizontale, c’est-à-dire amicale, entre deux structures jouant de leur complémentarité pour étendre leur champ d’action. Fondée en 2009 par Itamar Krauss, Atelier Krauss a développé son activité autour du logement neuf et équipements signant des réalisations à Saint-Denis Bordeaux ou actuellement à Mantes la Jolie. De son côté, l’agence Pierre Audat & Associés réalise depuis 2000 de nombreux projets de réhabilitation dans la ville constituée : appartements, boutiques, maisons des associations, scénographies… Entre centre historique et territoire métropolitain, entre création dans l’existant et création ex nihilo, la nouvelle structure couvre un vaste territoire d’opération.
Une fusion parallèle s’opère entre les personnalités des deux associés. Pierre Audat, arpenteur infatigable des friches métropolitaines, où il traque la beauté convulsive des télescopages hasardeux, des cohabitations fertiles entre canards architecturaux et hangars décorés, attentif aux ready-made opérant quotidiennement la transmutation du banal en art. Amateur de vins naturels, Itamar Krauss emprunte à la vigne son caractère posé et contemplatif. Respectueux du paysage, les vignobles tirent le meilleur d’un territoire dans une immobilité apparente, faite de tissages, d’accroche, de trame et d’organisation spatiale.
Chaque entreprise se doit d’exposer sa raison d’être. Audat Krauss affirme la sienne sans détour : réaliser des bâtiments au service des habitants et des maîtrises d’ouvrage sans renoncer à son rôle d’architecte. Audat Krauss n’a pas été créé pour perpétuer le statu quo et rajouter l’ennui à l’ennui. Chaque projet doit être l’occasion d’améliorer la vie, quitte à bousculer un site pour mieux s’y insérer. Pour Audat Krauss, l’architecture doit être un geste constructif et artistique. La fusion Atelier Krauss et Pierre Audat & Associés donne à deux entreprises et deux sensibilités l’énergie pour continuer la route avec confiance et ambition. Comme disaient autrefois les charpentiers américains : Have Hammer, will travel… Nous avons l’outil, nous prenons des engagements.
Atelier Krauss — Atelier Krauss architecture et Pierre Audat & Associés, deux structures totalisant une trentaine d’années d’expérience, fusionnent aujourd’hui pour ne former qu’une. Avant d’évoquer l’identité de vos agences respectives, pouvez-vous brièvement revenir sur vos débuts dans le métier ?
Itamar Krauss / Ma carrière débute par trois années intensives chez Paul Chemetov, ou j’interviens sur des projets sportifs et de projets culturels — des médiathèques à Rueil, Serris, le complexe multisport à Metz, et d’autres concours développés jusqu’au seuil de la phase chantier. Après un bref passage chez Valode et Pistre j’ai ensuite intégré l’agence Chaix & Morel où je me suis occupé de projets culturels et tertiaires, notamment l’UFR de Physique de l’Université de Paris VII dans le quartier Seine-Rive Gauche, projet suivi depuis le concours à la réception du chantier.
Pierre Audat / Lors d’un voyage d’étude à Tokyo durant ma troisième année d’architecture, j’ai rencontré un architecte français avec lequel – outre le plaisir de partager un Pastis à l’autre bout du monde entre deux marseillais – j’ai expérimenté une méthode de travail autour de projets d’aménagements de boutiques, de bureaux et de maisons. Quand je suis rentré en France, j’ai continué cette collaboration pour développer l’agence franco-japonaise dans l’hexagone et lancer de nouveaux chantiers tout en finissant mes études.
PA / Après plusieurs années à développer l’antenne française de l’agence, j’ai reçu de petites commandes personnelles comprenant les ateliers de mes parents avec lesquelles j’ai developpé ma propre démarche que j’ai synthétisé lors de ma candidature aux NAJA (ex AJAP). Etre lauréat de la session 2008 des nouveaux albums de la jeune architecture a décidé pour moi de poursuivre seul mon aventure.
IK / J’avais rencontré Keichi Tahara quand il s’occupait du 1 % artistique de l’UFR de Physique à Paris. Photographe reconnu, Tahara réalisait aussi beaucoup d’œuvres et d’installations pour des commandes qu’il suscitait lui-même. Un jour il m’a demandé d’assurer la partie architecturale d’un projet de restructuration d’hôtel à Beauvallon, un endroit magnifique face à la baie de Saint-Tropez. Un investisseur chinois voulait y créer un spa et des villas basés sur un principe de construction hors site d’éléments préfabriqué en ossature de contenaires. Finalement, pour des questions de politiques locales, le projet n’a pas pu aboutir, l’investisseur est reparti à Londres et moi sur les Grands Boulevards, où j’ai installé mon agence dans une pépinière d’architecte avant la lettre.
PA / Mes penchants plastique me portent vers la couleur, l’abstraction, les systèmes répétitifs, les hasards dans le travail des plis… Lorsque j’arpentais le territoire marseillais - ce que j’ai fait longtemps pendant et après mes études - , j’étais frappé par les collisions du présent et du passé, les stratifications successives entre les moments de l’histoire. Je suis très intéressé par l’idée de la récupération, et les stratégies à développer pour faire une œuvre à partir d’éléments recyclés. J’ai été à la fois très marqué par les avant-gardes, notamment les Russes, leur rapport à l’utopie, l’idée de la fusion des arts, de l’image et du texte présent dans le l’œuvre de Rodchenko, et les ready-made, pour cette façon de transformer le banal en œuvre d’art qui réinterprète notre environnement quotidien. Mon travail photographique s’intéressait notamment aux qualités plastiques de ces éléments non conçus par des architectes ou des artistes. J’ai aussi collectionné les fenêtres, et tout ce qui pouvait fabriquer de la beauté avec des moyens simples (texture, matière paysage, et sur les chantiers ??).
IK / Je suis très intéressé par les dispositifs de strates, apportant une épaisseur et un équivalent architectural de l’épiderme. On en trouve un exemple sur un bâtiment dessiné par Kumiko Inui pour Dior à Ginza, on le retrouve aussi dans les sculptures de Gromley, avec cette transparence qui suggère un volume, une épaisseur, et ces jeux à la fois graphiques et architecturaux. Parmi les références, je pourrais aussi convoquer ce couvent de Pinsard à Lille, avec ses voûtes de terre cuite laissées apparentes, le jeu sur la matérialité de briques, la répétition des éléments et soudain la disparition ponctuelle de l’un d’entre eux. Je retrouve ces questions d’épaisseur et d’interstice dans les locaux bordelais de l’agence RCR, où les architectes ont disposé des micros patio vitrés ouverts aux intempéries.
PA / nous avons en commun la volonté de ne pas nous laisser enfermer dans nos routines respectives, de nous ouvrir à d’autres pratiques, de garder notre curiosité sur le monde.
IK/notre force vient de notre complémentarité. Je maîtrise moins bien la couleur que Pierre, et jusqu’à présent je suis rarement intervenu sur des projets de patrimoine, mais je pense pouvoir transposer dans l’existant mon goût pour une simplicité complexifiée par le tissage de différentes strates — géographiques, économiques, plastiques — qui viennent enrichir le projet.
PA / nous refusons de fonder la conception sur un rapport exclusivement fonctionnel à l’espace. Selon nous, un projet doit entretenir un rapport décalé avec le programme, à l’image de ce qu’a fait Itamar à de Saint-Denis, où la générosité des parties communes ouvre à d’autres usages que le strict accès au chez-soi.
PA / nous revendiquons une radicalité réceptive, sensible à son contexte. Nous n’avons pas peur de bouleverser des habitudes et des idées reçues, quitte à aller contre des situations juridiques, sociales, des doctrines… Je vais prendre l’exemple un projet réalisé dans le quartier du Marais, ou j’avais remplacé les planchers existants par des planchers en verre, dans un parti pris de valoriser les matériaux bruts, l’acier et les éléments métalliques. Le projet s’insérait parfaitement dans un espace du 18e siècle, mais le choix de s’intégrer par contraste constituait un pari. C’est pour prendre ce type de risque que nous rassemblons nos forces.
IK / Un concours de logement en Suisse, nous donne l’occasion de tester les systèmes pièce en plus mutualisables, des surfaces partagées, des circulations éclairées naturellement, etc. Ce sont des systèmes sur lesquels j’ai déjà travaillé et dont j’espère qu’on les retrouvera bientôt dans des commandes en France. Notre apport peut paraître modeste : nous n’affirmons pas que nous allons réinventer la roue ou bouleverser l’habitat collectif, mais nous tenons à concevoir des espaces extérieurs les plus généreux possibles, des parties communes ouvertes, ce qui fait la différence entre un bâtiment où l’on loge et un bâtiment où l’on vit. L’expérience du confinement aidera peut-être à diffuser ces dispositifs simples qui restent difficiles à mettre en place. Nous sommes loin du Vorarlberg et de ses immeubles de logements partageant des terrasses en toiture entre les habitants.
PA / L’association doit nous permettre d’atteindre des échelles et surtout des complexités de projet inaccessibles aux petites structures, de travailler sur des programmes que je n’ai jamais pu aborder, comme les équipements. J’ai envie de me confronter à d’autres architectes. Simultanément, je n’entends pas renoncer au chantier, ni m’éloigner de toute la phase réalisation que nous considérons Itamar et moi comme partie intégrante du projet.
IK / l’agence est l’outil qui va nous permettre de passer plus de temps à faire de projet et moins de temps à justifier nos compétences. Au-delà des questions de stratégie, nous voulons garder dans le plaisir de faire, de nous ouvrir à de nouvelles rencontres. Ce qui nous plaît, c’est de prendre un chemin sans savoir où il va nous mener, armé de la seule certitude que l’on est bien équipé pour affronter la route, et faire étape là où les projets nous arrêtent, à l’image des maçons cisterciens décrits par Pouillon dans « les pierres sauvages ».
Texte de Olivier Namias
©Gaston Bergeret
Pierre Audat, architecte DPLG - associé
Itamar Krauss, architecte DPLG - associé
Valéria Dias de Abreu, assistante et chargée de communication
Renaud Clerel
Lara Gibellato
Miho Maeda
Daisuke Sekine
Garance Sornin